7 déc. 2012

Raymond Carver

Raymond Carver est connu et célébré pour ses nouvelles marquées du sceau de la banalité, dénuées de véritables fins, pleines de personnages pour qui la vie n'est pas très facile. En 1993 est publié le recueil Neuf histoires et un poème qui regroupe les nouvelles dont s'est inspiré Robert Altman pour tourner le film Shortcuts. L'extrait suivant est tiré de la nouvelle Les vitamines du bonheur. Le narrateur, le mari de Patti, la vendeuse de vitamines, sort avec Donna dans un bar fréquenté par des Noirs. Ils tombent sur Benny et son ami Nelson qui se balade avec une oreille humaine rangée dans un étui à cigarettes.


Nelson demeura immobile. Puis il se mit à tâter les poches de son pardessus. Il en sortit  des affaires. Il sortit les clés et une boîte de boules de gomme.
- Je n'ai pas envie de voir une oreille, dit Donna. Berk. Deux fois berk. Nom d'un chien !
Elle me regarda.
- Il faut qu'on s'en aille, dis-je.
Nelson continua à tâter ses poches. Il sortit un portefeuille de la poche intérieure de son veston, le posa sur la table, et le tapota de la main.
- J'ai cinq grands formats, là-dedans. Ecoute-moi bien, dit-il à Donna. Je vais te donner deux billets. Tu me suis ? Je te donne deux gros billets, et tu me tailles une pipe. Comme sa nana est un train de faire avec un autre. Tu m'entends ? Tu sais qu'elle est en train de tailler une pipe à un mec pendant que t'es là, avec sa main sous ta jupe. C'est de bonne guerre. Tiens.
Il tira les coins des billets de son portefeuille.
- Voilà un autre billet de cent pour ton petit copain, pour qu'il se sente pas largué. Il a pas besoin de rien faire. T'as pas besoin de rien faire, me dit Nelson. Tu restes là à boire ton coup en écoutant la musique. Bonne musique. Moi et la nana, on sort ensemble comme des bons copains. Et elle revient toute seule. Ça sera pas long.
- Nelson, dit Benny. C'est pas des façons de parler, Nelson.
Nelson sourit de toutes ses dents.
- J'ai fini de parler, dit-il.

25 nov. 2012

Barbara Gowdy

En 1992, la Canadienne Barbara Gowdy publie le recueil de nouvelles On pense si peu à l'amour. Parmi les huit histoires de ce livre, celle qui a donné le titre à l'ensemble met en scène une femme nécrophile employée dans une entreprise de pompes funèbres. L'extrait ci-dessous raconte sa rencontre avec Matt qui est tombé amoureux d'elle.

 
Nous nous sommes rencontrés dans la boutique de doughnuts en face de la bibliothèque de médecine, nous avons commencé à parler, et nous nous sommes plu aussitôt, une expérience inhabituelle pour l'un comme pour l'autre. Au bout d'une heure environ, je savais qu'il m'aimait et que son amour était sans réserve. Quand je lui appris où je travaillais et ce que j'étudiais, il me demanda pourquoi.
"Parce que je suis nécrophile."
Il leva la tête et me dévisagea. Ses yeux ressemblaient à des moniteurs haute définition. Presque trop vivants. Normalement, je n'aime pas regarder les gens dans les yeux, mais je me surpris à le dévisager à mon tour. Je voyais bien qu'il me croyait.
"Je ne l'ai jamais avoué à personne d'autre.
- Avec des hommes ou avec des femmes ?
- Des hommes. De jeunes hommes.
- Comment ?
- Cunnilingus.
- Des cadavres récents ?
- Si c'est possible.
- Que fais-tu, tu leur montes dessus ?
- Oui.
- Tu es excitée par le sang.
- C'est un lubrifiant. C'est coloré. Stimulant. C'est le fluide corporel suprême.
- Oui, reconnut-il, en hochant la tête. Quand on y réfléchit. Le sperme propage la vie. Mais le sang la maintient. Le sang est fondamental."

7 nov. 2012

Nathalie Quintane

Nathalie Quintane publie cet automne Crâne chaud, nouvel opus de son oeuvre parfois proche de l'expérimental. Dans son style habituel, mélange de réalisme poétique et de fantastique drôlatique, elle porte cette fois-ci son propos sur l'amour. Dans l'extrait suivant, elle met en scène LMAS (La Machine A Sucer)


Suçant à mort, LMAS objectalise la grande littérature : elle a une bouche de bébé; elle ne s'arrête que quand elle est pleine; elle est aussi perfectionnée qu'une scie sauteuse allemande. C'est ce qu'on dit quand on dit dense, quand on dit maîtrisée, accomplie, milieu de carrière, fin de parcours. Je suis écrivain, je suis une artiste, je suce sérieusement, je ne suis pas comme un de ces petits branleurs à Goncourt, je suce à fond, je me suis arraché les dents une à une pour sucer sans dents et non pour me creuser les joues sur la photo, je suce comme une bête, je suis à la fois clinique et bestiale comme un porno historique, il y a dans ce que je fais quelque chose d'américain mais autrichien, il y a quelque chose de glabre et de sincère, quelque chose de frivole qui tend un scalp, qui s'est découpé la peau du crâne à l'aveugle en ovale cranté et le pose là sans baptême.

3 nov. 2012

Maylis de Kerangal

En 2010, Maylis de Kerangal publie Naissance d'un pont, un singulier roman qui réussit l'exploit de raconter de manière captivante la construction d'un pont suspendu dans l'Ouest américain. Ces mérites seront récompensés du prix Médicis. Qui dit pont, dit fleuve. L'extrait suivant retrace la vie des hommes du passé dans cet environnement aquatique.


... quand les saumons remontent au moment de la ponte, les barques apparaissent , soudain à touche-touche, et ça gueule dans tous les coins, ça hurle et ça rigole, car putain, les poissons giclent de la surface, c'est la pêche miraculeuse, et ce soir, c'est fête, festin, la panse qui éclate, l'oignon grillé et la salicorne bouillie, les patates croquantes, ce soir c'est violons, bal, le vin de la prohibition dégorgé des barriques, le téton au garde-à-vous dans le creux des corsages, les bites à pleines mains, à pleines bouches, et du sexe en veux-tu en voilà, ce soir c'est la bonne grosse pagaille - et l'on note, toujours nombreuses, filant sur les flots comme des flèches, des pirogues indiennes.

14 oct. 2012

Alan Hollinghurst

Alan Hollinghurst publie en 2004 son quatrième roman La ligne de beauté. Le livre connaît un grand succès et remporte le Booker Prize. On y suit sur trois époques la vie de Nick Guest, jeune étudiant homosexuel happé par le monde de la classe dirigeante dans le Londres des années 80. Dans l'extrait suivant, Nick rentre chez lui en compagnie de son amant Wani, fils d'un richissime homme d'affaires libanais, et de Ricky, rencontré dans un club de sport.


Il traversa la pièce et posa les clefs de la voiture sur la petite table, et quand il se retourna, Ricky et Wani se bécotaient, rien pourtant n'avait été dit, il n'y avait eu que des soupirs de consentement, un filet de salive scintilla un instant avant un second baiser d'une tendresse choquante. Nick eut un rire voilé et détourna le regard, en proie à une tristesse qu'il n'avait pas ressentie depuis l'enfance, trop violente et humiliante pour être supportée.
Il prit l'édition reliée cuir des Poèmes et pièces d'Addison et en sortit le gramme de coke qui y était dissimulé - tout ce qui restait du quart d'once de la semaine précédente. Il s'agenouilla devant la table basse et nettoya un petit coin du plateau de verre. Le dernier numéro de Harper's était ouvert à la page  du "Journal de Jennifer", et il vit Mr Antoine Ouradi et Miss Martine Ducros au bal de mai donnée par la duchesse de Flintshire. Le reflet pâle et inversé des deux hommes qui s'embrassaient flottait sur la vitre à côté de la photo du couple. Si c'était un des films de Wani - non pas ceux qu'il prétendait produire, mais ceux qu'il aimait voir -, Nick devrait les rejoindre dans quelques instants. Parfois, on y voyait une scène d'un ennui inexplicable dans laquelle un homme s'agenouillait et suçait la queue de deux autres hommes tour à tour, et il essayait même à l'occasion de prendre les deux à la fois dans sa bouche. Nick vit que Wani avait précisément besoin d'en faire autant. Il prépara la poudre et dessina les petites fusées blanches du plaisir puis il regarda Ricky qui tirait sur la boucle de ceinture de son amant.

28 sept. 2012

John Burnside

 L'écrivain écossais John Burnside publie en 2008 Scintillation. Dans un paysage de friche industrielle imprégnée de poison toxique, l'écrivain développe un récit noir de disparitions d'adolescents au milieu duquel le jeune Léonard se distingue par son appétit de vivre, comme le montre l'extrait ci-dessous.


 Elle est jolie, ça c'est sûr.
- Bon, elle dit. Qu'est-ce que ce sera ?
Je ne réponds pas. Peut-être qu'en cet instant précis je suis amoureux. Sentimentalement je veux dire.
- Je te sucerai, si tu veux, elle dit.
Je suis un peu décontenancé par sa remarque, mais je m'efforce de ne pas le laisser voir. Ou pas trop;
- Ah ouais ? je dis, en tâchant d'avoir l'air détaché.
- Exactement, elle dit.
- Quand ça ?
Je sens un grand vide à l'intérieur de moi, comme si quelqu'un venait de me retirer les entrailles.
- Maintenant, elle dit.
- Où ça ?
- On peut aller dehors, elle dit. Derrière la bibliothèque. Elle regarde du côté de John, qui fait mine de ranger des livres dans le rayon Décoration d'intérieur, mais qui en réalité nous observe.
- Là où John va fumer ses joints, elle dit, juste assez fort pour qu'il entende.
Elle est maintenant quasi sûre de me tenir, et elle me tient, mais pas pour la raison qu'elle croit. Elle croit que je ne me suis encore jamais fait sucer, et pourtant si. Une vieille femme m'a arrêté une fois que j'avais pris la West Side Road en direction de la plage. Elle était en voiture et s'est rangée juste à côté de moi pour me demander si je voulais faire un petit tour. Je ne l'avais jamais vue, ni elle ni sa voiture, chose surprenante étant donné qu'on ne croise guère de touristes sur la West Side Road. Je lui ai donc demandé ce qu'elle entendait par là et elle a répondu qu'elle me donnerait un billet de dix si je la laissais me sucer.
Franchement, je ne savais pas trop. Elle était plutôt vieille, et pas belle du tout; d'ailleurs elle avait davantage l'air d'un mec que d'une femme, avec des tonnes de maquillage et du rouge à lèvres foncé. Mais bon, je me suis dit que dix livres c'est dix livres. Alors je suis monté dans la voiture et elle m'a conduit jusqu'à la plage, où j'allais de toute façon. Ça n'a pas duré très longtemps, et elle a eu l'air assez contente. Elle m'a dit que j'étais un gentil garçon et elle m'a donné les dix livres.

28 juil. 2012

Ernst Jünger

Quelques mois avant de rejoindre la Wehrmacht, Ernst Jünger écrit et publie en 1939, Sur les falaises de marbre, un roman allégorique de dénonciation de la barbarie. On y trouve ce bref passage que je n'ai pu m'empêcher de lire dans l'esprit de ce site.


La nuit monta, baignant la terre d'une lueur verte, comme venue des grottes. Les guirlandes pendantes de chèvrefeuille versaient leur profonde senteur, et les sphinx du soir s'élevèrent tout chatoyant vers les jaunes calices des fleurs. Nous les voyions qui se posaient doucement, frémissants et comme perdus dans un rêve voluptueux, sur la lèvre des calices allongés, puis, par la trompe étroite et légèrement courbe, ils se précipitaient tout vibrants vers les délices profondes.

15 juil. 2012

Elliot Perlman

Elliot Perlman, avocat de Melbourne, est un écrivain peu prolifique. En 2003, il publie Ambiguïtés, un roman magistral dans lequel l'histoire d'un jeune enseignant à la dérive est racontée en sept chapitres, témoignages de sept personnages. Dans l'extrait suivant, Joe, plongé dans un demi-sommeil peu après avoir violemment agressé un paparazzi intrusif, est rejoint au lit par son épouse Anna avec laquelle les relations se sont depuis longtemps refroidies. En réalité, il s'agit de Sophie, la soeur de sa femme.

                                           (Margot Q Knight)
 
Elle se glisse dans le lit, elle n'a gardé que ses dessous. Elle me chuchote quelque chose. Je n'entends pas vraiment, mais elle n'est pas en colère contre moi. Je le sais, d'après le ton de sa voix. Maintenant, elle atteint des parties de moi que cela lui était égal de ne plus toucher, croyais-je. Sa voix s'est adoucie. Elle parle avec lenteur. A présent, à sa voix, je saisis qu'elle est sous les couvertures. Elle admet que j'ai eu raison de lui réserver ce traitement. Je sais à qui elle pense - je sais à quoi elle pense. Elle s'exprime par vagues et , entre les vagues, elle me prend dans la bouche. Je ne bouge pas. Impossible de me rappeler la dernière fois qu'elle m'a pris dans la bouche, et tout se passe comme si elle comprenait que c'est à cela que je pense, car elle me le chuchote. Entre deux souffles, elle me chuchote qu'elle me fait cela à cause de ce que j'ai infligé à cet homme. Elle me voit différemment, maintenant, elle me revoit comme avant, et je ne bouge pas, de crainte que ça ne change. Elle vient sur moi. Par rapport à ce matin, elle a rajeuni. J'ai toujours les yeux clos et je suis allongé, immobile, j'écoute les bruits qui émanent d'elle. C'est comme la mer. Je prends de profondes et discrètes inspirations. Je ne vais plus tenir très longtemps. Je veux la voir faire. Il faut que je conserve cette image. J'ai envie de regarder mais, si je bouge, elle risque de s'arrêter. Le moindre changement, et tout peut s'arrêter. Je risque de tout gâcher. Mais si je veux la voir, là, au bas de mon torse, j'ai intérêt à agir vite. J'ai envie de frissonner. Je ne saurais me contenter d'imaginer comment elle est, sous le voile que forme sa chevelure. Elle laisse courir sa langue sur les côtés, d'un côté puis de l'autre, le plat de la langue. Il va falloir que je regarde. Bientôt. Tout de suite. Je relève les couvertures, lentement, doucement. Cela ne la dérange pas. Elle n'a peut-être pas remarqué. Encore un peu. Je baisse les yeux vers elle, en bougeant à peine la tête de l'oreiller. J'ai les yeux encore presque clos. En bas, par là, il fait sombre. Je vois ses cheveux. Elle ne s'est pas arrêtée. Combien de temps encore allons-nous capables d'habiter ce moment? Elle lève les yeux une seconde ou deux, et je redoute d'avoir tout gâché. Mais dans l'obscurité, je la vois sourire. Elle sourit, puis se lèche les lèvres. Elle a l'air plus jeune. El la voilà qui redescend. Je me laisse glisser dans le lit, juste un peu. Elle lève les yeux. Elle est plus jeune. Je découvre son visage, et il ressemble tellement au visage d'Anna, mais pas à l'Anna que je connais, pas à celle qui boit son thé. Elle me sourit encore, et ce n'est pas Anna. C'est Sophie. Oh, Seigneur. Oh, la jeune et douce Sophie. Je suis lancé à la vitesse d'une locomotive. Tout échappe à mon contrôle, sauf que, maintenant, c'est douloureux, de ce côté-là aussi. Quand je m'étire, je sens se raviver toutes mes autres douleurs. Elles ont mûri. Quand j'expire, je les sens, mais je ne sens rien d'autre. De l'autre côté du lit, les draps sont froids comme de la pierre. Sous moi, c'est humide. J'ouvre les yeux. Il n'y a personne ici. Pas de Sophie, personne.

2 juin 2012

Pierre Klossowski

Grande figure intellectuelle du XXème siècle, Pierre Klossowski a produit une oeuvre complexe entre écriture et dessin. Il publie en 1965 une fiction Le Baphomet, qu'il serait vain de tenter de résumer en quelques mots. On y rencontre la grand maître de l'Ordre des Templiers face à un jeune garçon, supposé pendu et mort au début du passage présenté ici.


A peine avait-il insufflé sa sentence à cet orifice qu'il jugeait encore ignoble - oubliant que dans un corps exalté il n'est aucune de ses parties qui ne participe à sa gloire - que la tête de l'adolescent jusqu'alors inclinée se redressa ; que ses yeux s'ouvrirent, que ses lèvres se crispèrent et, soudain libérés de leurs liens ses poignets, tandis que la dextre se portait sur sa poitrine, la sénestre s'abaissa. - - - - - - - - -
Le Grand Maître pensa faire un saut en arrière : et il tourbillonnait non sans une imprévisible lenteur, quand par sept fois son souffle fut traversé d'une candide semence : ô stupeur ! sa face en était toute ruisselante, - car son corps de péché lui était revenu, - et comme il s'essuyait les yeux avec sa robe - il se retrouva sur les marches de l'escalier.

27 mai 2012

Tarun Tejpal

L'incisif journaliste indien d'investigation Tarun Tejpal a écrit deux romans. Le premier Loin de Chandigarh fut publié en 2005. Ce livre mêle deux histoires : d'une part celle de la passion entre un journaliste et sa compagne , d'autre part celle d'une Américaine partie en Inde par amour. Ce livre ambitieux est aussi l'occasion d'évoquer l'histoire de l'Inde et les affres de la création littéraire.

                                                                  (pour Waid)

 Très souvent, je l'appuyais contre la fenêtre de la salle à manger et, tombant à genoux derrière elle, posais ses lèvres sur sa cheville et entamais un voyage familier.
Je prenais la petite boule dure de sa cheville dans ma bouche et la tétais si complètement qu'elle acquérait une dimension profondément érotique. Puis je bourlinguais jusqu'à la promesse de ses mollets charnus et les suçais si pleinement qu'ils devenaient des organes sexuels. Ensuite je contournais le tibia et escaladais le dôme de son genou, faisant halte au sommet, bouche ouverte et lèvres mouvantes. Je redescendais sur l'autre versant et virais vers l'arrière, laissant couler ma langue à plat sur la route lisse à l'intérieur de sa cuisse, le regard fixé sur la ligne sombre du dernier mont. Je voyageais ainsi lentement, cherchant la source du musc; plus je m'en approchais, plus la chair croissait, plus le musc grandissait, et plus mon contrôle vacillait. De bouche, je devenais nez. De pourvoyeur de plaisir je devenais quémandeur. Fenêtre après fenêtre, mon esprit rationnel s'obturait. Raison, intellect, analyse, perception, parole, tout disparaissait, un à un.
J'étais un animal préhistorique, à quatre pattes, rôdant en quête d'une trace, d'un lieu secret.
Hors des limites de la civilisation.
Un animal à qui l'on ne pouvait plus refuser l'entrée.
Et quand j'avais bu à la source, longtemps et intensément, je n'étais plus qu'une tumescence. Je me redressais derrière elle, trouvant appui sur ses hanches, et tandis qu'elle contemplait les pentes verdoyantes qui descendaient vers les plaines étouffantes, j'entamais la plus ancienne des danses. Le vent emportait ses gémissements dans tous les recoins du sous-continent.

11 avr. 2012

Robert Coover

Robert Coover publie en 1977 Le bûcher de Times Square. Cet énorme ouvrage, qui mérite bien deux extraits, retrace de manière non conventionnelle les derniers jours des époux Rosenberg avant de griller sur la chaise électrique. Richard Nixon, vice-président des Etats-Unis au moment des faits, en est le narrateur principal. Dans le premier extrait, il évoque ses souvenirs de sénateur au Capitole.
Un second passage est ajouté en bonus. Il décrit l'hystérie de la foule venue assister à l'exécution des Rosenberg : une hystérie dégénérant en une gigantesque partouze.


 J'avais moi-même terriblement envie de pisser, j'aurais probablement dû y aller avec lui, le fait est que non seulement je me sentais assez mal à l'aise, n'ayant jamais été véritablement admis dans ce club privé (je m'attirais souvent de bizarres regards surpris de la part des autres sénateurs, les huissiers eux-mêmes étaient mieux reçus), mais qu'il fallait aussi, pour y aller, traverser la Salle de la Présidence, où traînent tous les journalistes. Pas de meilleures sources d'information, si l'on en croit la légende, que les sénateurs qui ont "la vessie faible et la tête chaude"" - et surtout lorsque cette vessie est pleine de bourbon. Il y avait même des femmes journalistes qui rigolaient lorsque les sénateurs se précipitaient en se tenant les bonbons. Ce qui, à mes yeux, était un manque total de dignité, mais la plupart des sénateurs ne semblaient pas se frapper, ils avaient même l'air d'apprécier ce genre de notoriété. Il paraît que Lyndon Johnson, pendant la discussion de la loi sur le pétrole des Tidelands, s'était fait harponner par une jeune journaliste aux idées avancées et avait accepté de lui accorder une interview, à la seule condition qu'elle le suive et lui tienne son instrument pendant qu'il pissait - ce qu'elle avait dû faire. Le scoop de l'année. Ou, comme Lyndon était censé l'avoir déclaré, aux lavabos : "Vous venez de vous en tailler une belle, la p'tite dame!".

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Plongés soudain dans une nuit infiniment plus épaisse que celle dont ils sont sortis ce matin (ou dont ils ont cru sortir), les gens sont à la recherche - coeur distrait, lombes fiévreuses - du contact décisif, de l'ultime rassemblement, de l'implosion tribale qui les libérera de cette immense pénombre et de cette sombre affliction, ou mettra fin à leur misère en les oblitérant à jamais. "Quel indigne spectacle pour les mères ! Et, ici, pour les vierges ! O le honteux ! le profane ! l'exécrable tableau !" Etonnant combien le corps humain peut offrir d'orifices, petits et grands, de protubérances  complémentaires, molles et rigides, et surtout lorsque le total en est élevé à la puissance n par des milliers de corps empilés les uns sur les autres , en couches superposées, écrasés dans un espace aussi restreint, et qu'ils ne se cachent plus rien ! Ils ne sont plus, dans cette nuit démente et dégoulinante - qui les prive virtuellement de tous leurs sens, sauf un, où il ne leur reste plus qu'une frénésie de donner et de recevoir, de toutes leurs ouvertures et de tous leurs appendices, le cerveau paralysé de délire, de gnôle, d'effroi, et par la montée de l'orgasme -, limités à leur seul espèce : non, c'est la grande mêlée, n'importe quel animal, n'importe quel végétal, n'importe quel artefact, n'importe quelle surface plus ou moins irrégulière fera l'affaire !

7 avr. 2012

Henry Miller

Précurseur de la Beat Generation et du mouvement hippie, Henry Miller a ébranlé l'ordre moral de l'Amérique puritaine. Son roman semi autobiographique Tropique du Capricorne paraît en France en 1939 et reste censuré aux Etats-Unis jusqu'en 1961. Ce récit relate la vie de l'écrivain dans le New-York des années 20 avant son départ pour Paris.


 Un soir où elle était dans la salle de bains, et où son séjour se prolongeait de façon suspecte, j'en vins ainsi par sa faute à penser à des choses. Je décidai de jeter un coup d'oeil par le trou de la serrure et de voir par moi-même de quoi il retournait. Or voici ! Voici qu'elle est debout devant la glace, choyant et caressant sa petite chatte. Lui parlant presque, ma parole. J'étais si excité que je ne sus que faire, tout d'abord. Je retournai dans la grande pièce, éteignis les lumières et me couchai sur le divan, attendant qu'elle sortît. Et ainsi couché, je gardais devant les yeux ce con broussailleux et les doigts qui avaient l'air de tambouriner doucement dessus. Je défis ma braguette, histoire de laisser mon truc prendre le frais de la nuit. Du divan où j'étais, j'essayais de l'envoûter, ou du moins de faire que mon truc l'envoûtât. "Viens là, fille de pute, me répétais-je, viens ici, viens déployer sur moi ce con." Elle dut capter le message immédiatement, car en un clin d'oeil elle ouvrit la porte et tâtonna dans le noir, à la recherche du divan. Je ne bronchai pas. Pas un mot, pas un geste. Je me bornai à tenir mon esprit rivé à ce con qui bougeait doucement dans le noir comme un crabe. En fin de compte, elle fut debout à côté du divan. Sans un mot elle aussi. Elle se tînt là, tranquillement, et tandis que ma main remontait en glissant le long de ses jambes, elle bougea un peu le pied pour mieux ouvrir la fourche. Je ne crois pas avoir, de toute ma vie, fourré la main dans une fourche aussi juteuse. De la colle de pâte, ruisselant sur ses jambes, si j'avais eu des affiches à portée de main, j'aurais pu en coller une douzaine pour le moins. Au bout de quelques instants, aussi naturellement qu'une vache qui baisse la tête pour paître, elle se courba et le prit dans la bouche. Quant à moi, j'y allais à quatre doigts en elle, battant le tout en neige. Et elle, la bouche pleine, les jambes ruisselantes de jus. Pas un mot de part et d'autre, ai-je dit. Rien qu'un couple de paisibles maniaques faisant leur boulot dans le noir comme des fossoyeurs. C'était un paradis de baiser ainsi, je le savais et j'étais prêt, archiprêt à y faire passer toute ma matière grise s'il le fallait.

24 mars 2012

Severo Sarduy

La voix polyphonique de Severo Sarduy, Cubain exilé en France, s'est exprimée dans de nombreux domaines : poésie, essai, radio, édition, peinture... Cobra, roman publié en 1972 et traduit par Philippe Sollers, obtient le prix Médicis étranger. Sarduy décrit lui-même son écriture dans ce livre : l'art de l'ellipse, l'art de la digression, l'art de désordonner un posé et de déposer un ordre.
Il y est question entre autres de travestis, de métamorphoses, de drogues et de voyages en Orient.


Les éléphants mêlent leurs trompes imitant en salut les poignées équivoques des hommes.
Un barbu aux yeux ovalisés; et toi nue levant une pomme au rythme d'un triangle bras arqués.
Nue pour m'écrire debout.
Un bâtonnet de bois brûlé t'allonge les paupières, appuyée princièrement du coude sur la tête d'un serviteur.
Tu t'aimes, une épine oubliée, dans le cercle de métal poli.
Tu te fais lécher par un singe. Et déshabiller par un scorpion.
Deux najas couronnés entrecroisent leurs queues : tresse d'écailles. L'un d'entre eux exhibe un flacon de parfum.
Moi en perruque damoiselle, toi paumes par terre pliée devant. Empreintes de mes doigts dans tes fesses minutieusement cerclées de perles; et tes seins.
Un guerrier à turban moustache, en se marrant, sodomise une jument d'un gros membre raide à cheval; un de ses copains, grimpant litière, se voile gentiment la conque.
Pieds en l'air, tête en bas, droite queue, les bras entre vos jambes, mes doigts bagués pénétrant.
De dos, diadème en coiffure, accroupie forcée entre mes cuisses : les deux gardiennes pressent en riant. Tu plies les jambes, lâches le sol, t'appuies sur de minuscules serviteurs qui se font sucer par leurs symétriques femelles qui se délassent avec petits singes, naturellement.
Tu m'as tiré par ma tunique près de la rivière jusqu'à une cabane. Glissant plus que lentement entre les joncs. Taille resserrée : tambour dombori. Cercles brillant sur les lotus : bourdonnement des abeilles autour de tes mains.
Tes seins sont des sphères remplies que mes doigts frôlent, tes yeux sont agrandis par un point d'or. Nez droit. Sourcils tirés d'un seul arc. Tu as ta cymbale, moi ma fleur.
Les anneaux à tes chevilles répètent la cinquième note. Couverts de laque, les pouces de tes pieds brillent au soleil.
J'ai passé la nuit à draguer une petite gazelle, dans le regard de laquelle pointait une somnolence qui m'empêchait de dormir.

29 janv. 2012

Rieko Matsuura

Rieko Matsuura a connu un gros succès commercial au Japon avec son livre Pénis d'orteil publié en 1993. Ce roman raconte l'histoire d'une jeune femme qui découvre un jour que son gros orteil s'est transformé en pénis. Le récit de cette métamorphose est l'occasion de poser les questions de la sexualité et de l'identité.

                                               (photo de Christopher Lee Donovan)

Je me chauffe aux rayons du soleil printanier entrant par la fenêtre. On entend le carillon électronique de l'école primaire du quartier. c'est l'après-midi et je suis seule, j'ôte mon mi-bas, je me mets en boule, et lentement j'essaie d'amener mon orteil droit à ma bouche. Après un très léger goût poussiéreux, aussitôt évanoui, l'orteil devient insipide et inodore. Hémisphère durci, l'ongle heurte la langue, sa surface cependant est lisse, comme un galet poli, on n'éprouve donc pas cette sensation  déplaisante de corps étranger. L'orteil lui, sa familiarise tout de suite avec l'intérieur chaud et doux. Les muqueuses de la bouche sont douillettes, comme une couette.
Je titille mon orteil de la langue. J'y frotte légèrement les dents. Je l'enserre des lèvres. J'essaie de l'enrober de salive. L'orteil grandit. J'aspire dans mes joues et le suce. Une sensation agréable me parcourt, Pénis d'orteil est en érection. Ma posture inconfortable m'oblige à le sortir de ma bouche et, telle une chatte léchant son chaton, consciencieusement, passionnément, je le lèche. Bien qu'il appartienne à mon corps, il me fait penser  à quelque chose de très mignon, comme un animal d'agrément. L'organe féminin ne suscite aucune impression de ce genre. Dégoût ou attachement, je crois que je comprends un peu la mentalité des hommes qui font grand cas de leur appareil génital.
Les articulations des jambes et le mollet devenus douloureux m'obligent à reposer la jambe et à saisir Pénis d'orteil de la main. Tout barbouillé de salive, il glisse bien, la sensation de plaisir est douce. Je décide que dorénavant je n'en jouerai plus qu'après l'avoir lubrifié.