25 nov. 2012

Barbara Gowdy

En 1992, la Canadienne Barbara Gowdy publie le recueil de nouvelles On pense si peu à l'amour. Parmi les huit histoires de ce livre, celle qui a donné le titre à l'ensemble met en scène une femme nécrophile employée dans une entreprise de pompes funèbres. L'extrait ci-dessous raconte sa rencontre avec Matt qui est tombé amoureux d'elle.

 
Nous nous sommes rencontrés dans la boutique de doughnuts en face de la bibliothèque de médecine, nous avons commencé à parler, et nous nous sommes plu aussitôt, une expérience inhabituelle pour l'un comme pour l'autre. Au bout d'une heure environ, je savais qu'il m'aimait et que son amour était sans réserve. Quand je lui appris où je travaillais et ce que j'étudiais, il me demanda pourquoi.
"Parce que je suis nécrophile."
Il leva la tête et me dévisagea. Ses yeux ressemblaient à des moniteurs haute définition. Presque trop vivants. Normalement, je n'aime pas regarder les gens dans les yeux, mais je me surpris à le dévisager à mon tour. Je voyais bien qu'il me croyait.
"Je ne l'ai jamais avoué à personne d'autre.
- Avec des hommes ou avec des femmes ?
- Des hommes. De jeunes hommes.
- Comment ?
- Cunnilingus.
- Des cadavres récents ?
- Si c'est possible.
- Que fais-tu, tu leur montes dessus ?
- Oui.
- Tu es excitée par le sang.
- C'est un lubrifiant. C'est coloré. Stimulant. C'est le fluide corporel suprême.
- Oui, reconnut-il, en hochant la tête. Quand on y réfléchit. Le sperme propage la vie. Mais le sang la maintient. Le sang est fondamental."

7 nov. 2012

Nathalie Quintane

Nathalie Quintane publie cet automne Crâne chaud, nouvel opus de son oeuvre parfois proche de l'expérimental. Dans son style habituel, mélange de réalisme poétique et de fantastique drôlatique, elle porte cette fois-ci son propos sur l'amour. Dans l'extrait suivant, elle met en scène LMAS (La Machine A Sucer)


Suçant à mort, LMAS objectalise la grande littérature : elle a une bouche de bébé; elle ne s'arrête que quand elle est pleine; elle est aussi perfectionnée qu'une scie sauteuse allemande. C'est ce qu'on dit quand on dit dense, quand on dit maîtrisée, accomplie, milieu de carrière, fin de parcours. Je suis écrivain, je suis une artiste, je suce sérieusement, je ne suis pas comme un de ces petits branleurs à Goncourt, je suce à fond, je me suis arraché les dents une à une pour sucer sans dents et non pour me creuser les joues sur la photo, je suce comme une bête, je suis à la fois clinique et bestiale comme un porno historique, il y a dans ce que je fais quelque chose d'américain mais autrichien, il y a quelque chose de glabre et de sincère, quelque chose de frivole qui tend un scalp, qui s'est découpé la peau du crâne à l'aveugle en ovale cranté et le pose là sans baptême.

3 nov. 2012

Maylis de Kerangal

En 2010, Maylis de Kerangal publie Naissance d'un pont, un singulier roman qui réussit l'exploit de raconter de manière captivante la construction d'un pont suspendu dans l'Ouest américain. Ces mérites seront récompensés du prix Médicis. Qui dit pont, dit fleuve. L'extrait suivant retrace la vie des hommes du passé dans cet environnement aquatique.


... quand les saumons remontent au moment de la ponte, les barques apparaissent , soudain à touche-touche, et ça gueule dans tous les coins, ça hurle et ça rigole, car putain, les poissons giclent de la surface, c'est la pêche miraculeuse, et ce soir, c'est fête, festin, la panse qui éclate, l'oignon grillé et la salicorne bouillie, les patates croquantes, ce soir c'est violons, bal, le vin de la prohibition dégorgé des barriques, le téton au garde-à-vous dans le creux des corsages, les bites à pleines mains, à pleines bouches, et du sexe en veux-tu en voilà, ce soir c'est la bonne grosse pagaille - et l'on note, toujours nombreuses, filant sur les flots comme des flèches, des pirogues indiennes.