22 sept. 2014

André Schwarz-Bart

André Schwarz-Bart obtient en 1959 le prix Goncourt avec Le dernier des Justes, son premier roman. Dans ce livre, l'auteur retrace la persécution des Juifs en Europe du XIIème siècle au XXème à travers le destin d'une famille, les Lévy. Le dernier de ses représentants, Ernie, se retrouve à Marseille pendant la seconde guerre mondiale.


Craignant le pire, il décida de présenter au plus vite ses hommages à une demoiselle de trottoir. Mais quittée l'encoignure sombre où elle se tenait, il fut touché par son allure de bête lasse ; et lorsqu'elle se tint devant lui, dans un galetas, papotante et affable sous l'ampoule nue qui dessinait cruellement ses traits, le jeune homme fou ressentit une douleur déchirante dans sa poitrine.
- Excusez-moi, madame la putain, dit-il avec son accent étrange, j'ai changé d'avis. Soyez assez bonne pour accepter cet argent et me laisser partir.
- Tu es malade ? Tu as du chagrin ? Je ne te plais pas ? Comme tes yeux sont tristes ; toi, tu es un étranger qui n'est pas d'ici.
- Le chagrin, dit Ernie, ça n'est pas pour moi.
- Tu as donc de la peine ?
Ernie s'assit sur le lit, réfléchit, s'inventa une biographie ; lorsqu'il en eut terminé avec sa famille de Marseille, il passa à ses grands-parents de Toulon, aux attaches multiples qu'il possédait dans la région de Nîmes, dévidant tout cela comme autant de titres qui le constitueraient en homme à la face du monde. "Et vous ?" demanda-t-il enfin.
La fille hésita, s'offrit un enfant, puis deux ; enfin les agrémenta d'une vieille mère, car ce sont de ces choses qui approfondissent le pathétique. Puis elle se mit à plaisanter, et, de boutade en mignardise, éteignit la lumière avec une sorte de discrétion amoureuse. Elle babillait même tandis qu'elle faisait subir au malheureux dément les derniers outrages.